EN BREF
Pour protéger les troupeaux sur les zones d’estivage suisses, l’association Oppal propose à des bénévoles de relayer des éleveurs et des bergers, la nuit, à l’affût du loup. Amélia et Sofia s’apprêtent à vivre leur première veillée avec Simon, dans le versant suisse du Jura… Reportage.
Produit et publié par Causette en octobre 2023
« Merci d’être là. Sachez que ça m’aide à dormir », lâche Kim Berney, d’un pâle sourire. Debout au milieu de ses veaux en estive, le jeune éleveur au grand corps sec ploie sous les soucis. « Depuis juin, trois bêtes ont été attaquées par le loup. Ça commence à faire beaucoup ! » D’autant que, ce soir-là, un veau manque à l’appel, disparu depuis plusieurs jours après que le troupeau s’est dispersé dans un accès de panique. L’éleveur est inquiet. Une meute est installée dans la forêt.
L’éleveur le plus touché du canton de Vaud
En deux ans, Kim Berney a perdu douze de ses highlands, des vaches rustiques aux longs poils soyeux qui ne font pas le poids face aux loups. Ce record fait de lui l’éleveur le plus touché du canton de Vaud, en Suisse romande. C’est pour l’aider à veiller sur les bêtes la nuit, quand il dort, que Sofia, Amélia et Simon, trois jeunes Suisses âgés de 19 ans, bénévoles de l’Organisation pour la protection des alpages (Oppal), ont fait le déplacement depuis Lausanne, jusqu’au troupeau. Son alpage, situé aux Bioux, est à 1400 mètres d’altitude aux abords du lac de Joux, dans le canton de Vaux. Toute la nuit, ils vont veiller sur les bêtes.
Protéger le loup et le pastoralisme
L’association helvète Oppal, fondée en 2020, tente de faire cohabiter le pastoralisme et le loup, espèce protégée en Europe depuis 1979 par la convention de Berne. En Suisse, il est réapparu en 1995. Aujourd’hui, ce pays compte 250 loups et 26 meutes*. Mais leur taux d’accroissement (de 20 à 30 % par an) pose des problèmes à l’économie alpestre. « Plus de 1400 animaux de rente [animaux élevés pour la production, de denrées alimentaires, notamment, ndlr] ont été tués par le loup en Suisse, l’an dernier. Sur les centaines de milliers qui broutent dans les alpages, cela peut paraître dérisoire, mais, pour un exploitant qui peut parfois perdre vingt bêtes d’un coup, c’est critique ! » explique Jérémie Moulin, directeur d’Oppal et biologiste de formation.
Plusieurs centaines de bénévoles
C’est là que l’association entre en jeu, en plaçant des bénévoles pour veiller sur les bêtes la nuit. « Nous intervenons dans les situations d’urgence, à l’appel de l’éleveur, quand l’accumulation de travail devient insupportable, pour qu’il ne baisse pas les bras et qu’il puisse dormir », insiste le directeur d’Oppal. Cette année, l’ONG a placé sept équipes de veilleurs dans les alpages des cantons de Vaud et du Valais, de juin à octobre. Plusieurs centaines de bénévoles se sont inscrits depuis trois ans ; 334 en 2022. Début juillet 2023, 500 avaient déjà postulé. L’association organise six à sept journées de formation par an.
Amis d’enfance
« On ne forme pas des bergers, mais des veilleurs de nuit, précise Jérémie Moulin, qui n’est pas là pour concurrencer celles et ceux qui vivent du pastoralisme. On emploie huit salariés, dont trois à temps plein, pour coordonner les veilles et les projets de l’association. Pour 2022, cela représente 12700 heures de bénévolat, des milliers d’e-mails… », détaille-t-il. Amélia, Sofia et Simon sont de ceux et celles-là. Les trois ami·es d’enfance sont parti·es à 14 heures de la gare de Lausanne. Il leur a fallu presque quatre heures pour rejoindre le troupeau, en train jusqu’au Pont, puis à pied, en longeant le lac de Joux avant de grimper dans la forêt de sapins, jusqu’à la ferme d’alpage.
L’animal craint les humains
Pour Amélia et Sofia, c’est une première. Simon, lui, est déjà venu veiller et il a entraîné ses deux amies, séduit par sa première expérience. Elles ont toutes deux suivi une formation d’une journée, en mai sur un alpage du Valais, pour revoir les règles de sécurité en montagne et comprendre le comportement du loup. L’occasion aussi de rencontrer des éleveurs et des bergers, présents tout au long de la formation. Aujourd’hui, elles savent que si le loup approche, il faudra l’effaroucher avec une lampe à forte puissance. Si cela ne suffit pas, un coup de sifflet ou de corne de brume fera fuir l’animal, qui craint les humains.
Un éleveur à bout
« Quand je me suis inscrite pour faire la veille, c’était clairement pour la protection du loup. J’ai beaucoup d’admiration pour cet animal », explique Sofia, en première année de biologie à l’Université de Lausanne. Même si sa rencontre avec Kim Berney ébranle déjà ses convictions. « Je me rends compte que c’est plus compliqué que ça… » « Kim a l’air tellement à bout ! C’est dur à voir », enchaîne Amélia, sa copine de fac. Simon aussi a « pris une claque » en écoutant l’éleveur. Il ne sait toujours pas quoi penser de la question du loup : « Avec Oppal, on ne te demande pas de te placer idéologiquement. Tu as une mission, tu viens aider, mais aussi passer du bon temps en montagne. »
Limiter l’impact du loup sur le bétail
Malgré les veilles des bénévoles d’Oppal, le carnassier s’adapte. Aux Bioux, sur l’alpage de Kim Berney, il attaque en journée, quand les veilleurs ne sont plus là. « Grâce à Oppal, au lieu de perdre quinze à vingt animaux par saison, je n’en perds que trois à cinq », relativise l’éleveur. Mais, avec la contrainte du loup, il va devoir tout changer. Finies les highlands, trop frêles. Il va opter pour des limousines, qui pèsent deux fois plus lourd, et réduire son cheptel de deux cents à cinquante bêtes. « Ça va limiter l’impact du loup sur mon bétail », dit-il, mais c’est tout son écosystème qui est à repenser.
Une compensation pour chaque bête tuée
En deux ans, le loup lui a coûté 20 000 CHF (20 495 euros). « J’ai deux enfants, je travaille tous les week-ends. On n’est pas riches ! » Pour chaque bête tuée par le loup, l’éleveur reçoit une compensation de l’État. Mais il y a tout ce travail supplémentaire : refaire sans cesse les clôtures défoncées par le bétail en panique, monter deux fois par jour à l’alpage pour le faire entrer et sortir du parc de nuit… « Il faudrait veiller 24 heures sur 24 sur les animaux, mais ce n’est financièrement pas possible », admet-il.
Le soleil commence à rougir, il est presque 21 heures. Les vingt bêtes ont été rassemblées par Kim Berney dans le parc de nuit clôturé par un fil électrique. Nos trois amis s’installent sur un terre-plein, en surplomb, pour avoir une vue à 180 degrés sur le troupeau. À cent mètres, sur le flanc gauche de la ferme, une caravane installée par Oppal sert de camp de base, alimentée par un panneau solaire. À l’intérieur, deux couchettes pour se reposer. Dans les placards, tout est étiqueté pour trouver facilement trousse de secours, tente, matériel d’effarouchement… Sur la table sont collés les numéros à appeler en cas d’urgence.
Instructions sur WhatsApp
En arrivant à l’alpage, vers 17 heures, les trois jeunes savaient exactement quoi faire : s’assurer que toutes les batteries sont chargées (lampe d’effarouchement, talkies-walkies et jumelles thermiques doivent être prêts à l’emploi dès que les bêtes sont parquées) ; faire le tour du parc de nuit pour repérer les embûches sur le chemin de ronde et visualiser les angles morts ; compter les bêtes… Avant de partir, il·elles avaient reçu les dernières instructions sur WhatsApp.
« On aimerait avoir jusqu’à une vingtaine d’équipes pour couvrir une plus grande zone, mais nous manquons de moyens financiers », regrette Jérémie Moulin, qui documente l’efficacité de la présence humaine pour protéger les troupeaux. Les fonds d’Oppal proviennent majoritairement d’organisations privées : WWF, Patagonia, Decathlon… « Un mandat de l’État serait le bienvenu », ajoute-t-il. Nous n’avons jamais eu d’attaque dans le cadre de nos missions nocturnes. Pour autant, on ne veut pas être partout. Il faudrait des milliers de bénévoles ! » Car, pour Jérémie Moulin, le système agricole devra s’adapter : « Les loups sont là. Ils ne vont pas disparaître. Avoir un berger, c’est essentiel dans le système pastoral. » Mais il y a aussi les chiens de protection, les parcs sécurisés… « Il faut faire en sorte qu’il soit plus difficile pour le loup d’attaquer un mouton qu’un cerf », explique le biologiste.
Premier tour de garde
« Je suis Securitas pour les vaches ! » plaisante Amélia, un talkie-walkie clipsé à sa veste, frontale sur la tête et lampe d’effarouchement à la main. Le ciel n’est pas tout à fait éteint. Avec Sofia, elles entament leur premier tour de garde. Simon reste aux aguets, les jumelles thermiques vissées sur les yeux. D’un pas assuré, elles s’enfoncent dans l’obscurité. Bientôt, on ne voit plus que deux petits cercles lumineux qui dansent derrière les sapins. Simon lance des blagues avec le talkie-walkie. Il·elles cherchent à se rassurer. « C’est oppressant, admet Sofia en revenant. Tu ne vois pas tellement ce qui t’entoure, et il y a peut-être un animal qui rôde autour de toi ! »
Trente minutes plus tard, inversion des rôles. Cette fois, Simon part seul. « J’ai vu bouger quelque chose en lisière de forêt ! » prévient-il dans le talkie-walkie. Sofia confirme avec les jumelles thermiques, mais ne sait pas identifier l’animal. Elle le rejoint. C’est une fausse alerte. L’animal est parti. Sans doute un chevreuil. La pleine lune apparaît derrière les sapins. Des ombres surgissent. Dans ce paysage blafard, on distingue à peine les vaches, allongées paisiblement. Le froid et l’humidité glacent les os. Amélia tourne en rond pour se réchauffer et constate que la batterie des jumelles est à plat. Il faut la recharger dans la caravane. Sofia stresse : « Je serais vraiment mal s’il attaquait ce soir ! »
La semaine précédente, des bénévoles ont vu le loup aux Bioux. Véronique Marmet y était. À 54 ans, cette montagnarde chevronnée a déjà fait une dizaine de veillées pour Oppal, surtout dans le Jura. « J’ai vu la taille de ses poils, je l’ai pris pour un chien, mais c’était bien un loup. Il est passé à vingt mètres derrière nous. Il ne nous a pas sentis à cause du vent. J’avais la lampe, les jumelles et j’ai essayé de filmer. Mais, avec mes gants, je n’ai pas réussi. On s’est levés, on a fait du bruit, et il est parti. Les vaches n’ont pas bougé ! »
Fabienne Syliki, 52 ans, une autre bénévole chevronnée, l’a vu plusieurs fois. « Je m’organise pour avoir tout en main – jumelles, lampe – et réagir à la seconde. Avant de filmer, j’allume la frontale pour signifier au troupeau que je suis là. Et je pousse deux cris fermes, c’est tout. Il ne faut pas effrayer le troupeau ! Se grandir, lever les bras, ça marche aussi, car il craint les hommes. Surtout ne pas lui laisser le temps d’observer. Avec le loup, c’est action, réaction ! »
7 heures, fin de la garde
Simon, Amélia et Sofia s’étaient imaginé faire la veille sans dormir. Mais, à 3 heures du matin, Simon n’en peut plus et laisse les filles. Il fait de plus en plus froid. Emmitouflées dans leur sac de couchage, elles s’encouragent en chantant. Les tours de garde se font seule, pendant que l’autre veille sur le promontoire. Les minutes passent lentement. « Il faut s’accrocher ! C’est plus fatigant que prévu, admet Sofia, le bonnet vissé sur la tête. Mais on n’a pas le choix. S’il se passait quelque chose, on se sentirait hyper coupables ! »
À 5 heures, Simon prend la relève, engourdi de sommeil. Une lueur pointe à l’Est. Le paysage reprend des couleurs. Les jumelles thermiques deviennent inutiles. À 7 heures, la garde prend fin. Le loup ne s’est pas montré. Simon réveille les filles. Il faut charger le matériel, nettoyer la caravane et envoyer le rapport détaillé. Avant de partir, les trois jeunes libèrent les veaux. Il·elles se sourient, soulagé·es. Il·elles ont eu peur, mais le troupeau est sain et sauf. « Il faut peut-être plus de veilles pour se rassurer ! » espère Sofia. Car, au mois d’août, elle recommence. Cinq jours de suite cette fois, avec de parfait·es inconnu·es.