Ils sont les jeunes pousses de l’agriculture de demain

Du BTS au Bac + 5, les néoruraux intègrent les métiers agricoles, avec le rêve d’une agriculture plus résiliente. Si leur vision bouscule celle des enfants d’agriculteurs, tous ensemble, ils réalisent l’urgence d’inventer un langage commun. Reportage lors des Rencontre du retour à la terre, en novembre à Clermont-Ferrand. Reportage réalisé pour We Demain n°41 – Février 2023

Ce matin du 9 novembre, c’est l’ébullition dans le bar du Centre des congrès de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme. Ils sont une vingtaine d’étudiants, de 18 à 31 ans, à discuter. Ils s’apprêtent à participer à un hackathon, une session de créativité collective inspirée de l’univers des start-up. Si tous se destinent à des métiers en lien avec l’agriculture, ils n’ont ni le même profil ni le même parcours. Et c’est tout l’intérêt de cet exercice, qui se déroule en marge des Rencontres du retour à la terre, organisées par l’association Back to Earth. Un congrès de deux jours pour créer du lien entre des acteurs des territoires ruraux souvent en panne de dialogue.
Les ingénieurs agronomes, en troisième année de VetAgro Sup, font corps avec leur polo bleu marine à l’effigie de l’école. Originaires de toute la France, la plupart ont intégré cette école après une classe préparatoire. Les étudiants du master Gestion des territoires et développement local de l’Institut d’Auvergne du développement des territoires (IADT) sont les plus âgés. Certains travaillent depuis plusieurs années ou se sont intéressés aux enjeux agricoles après un parcours universitaire classique. Les étudiants du lycée agricole de Marmilhat, dans la banlieue clermontoise, sont les plus jeunes et les moins nombreux. En première année de BTS Analyse, conduite et stratégie de l’entreprise agricole (ACSE), tous auvergnats, ils comptent se glisser dans les pas de leurs parents agriculteurs.
A 9 heures précises, les étudiants sont dispatchés dans quatre équipes : ils ont la journée pour imaginer comment « mobiliser les agriculteurs dans la transition écologique et énergétique », à l’échelle locale. Vaste programme.


MARIUS BEDROSCIAN 25 ans, en seconde année de master
« Les méthaniseurs ont constamment besoin d’être alimentés. D’où une pression à produire de la matière végétale. C’est comme cela qu’on se retrouve avec des projets déconnectés du territoire, et qui artificialisent les terres arables ou concurrencent la production alimentaire !

Crise des vocations
La profession compte sur eux. En dix ans, elle a perdu 21,5 % de ses effectifs permanents. Aujourd’hui, un exploitant agricole sur quatre a plus de 60 ans (recensement de 2020) et beaucoup ignorent le devenir de leur exploitation. Jamais le renouvelle- ment des générations n’aura été aussi critique, alors que l’on exige tout des agriculteurs : nous nourrir, préserver les sols et la biodiversité essentiels à la captation du CO2 de l’atmosphère, entretenir les paysages, et aussi fournir les ressources et les sup- ports nécessaires aux énergies renouvelables. « Une lourde responsabilité, alors que l’accès à la terre est si compliqué pour les nouveaux entrants », s’effraie Marius Bedroscian, 25 ans, en seconde année de master. Après une licence d’anthropologie « pour déconstruire les stéréotypes », il a obtenu un BUT de biologie, option agronomie, qui l’autorise à s’installer plus tard, « le rêve qui [lui] permet d’avancer ». En attendant d’avoir le capital nécessaire, Marius veut accompagner les agriculteurs dans des projets de relocalisation « moins mécanisés, mais plus intelligents dans la rotation des cultures ». Pas étonnant qu’il se méfie de la présence des deux salariés d’Engie que les équipes doivent rencontrer : l’un leur parlera de la méthanisation, un procédé permettant de transformer de la matière organique en biogaz ; l’autre évoquera les parcs éoliens et les panneaux photovoltaïques susceptibles d’être implantés sur des exploitations agricoles. « Ça donne l’impression qu’on veut nous orienter… J’imaginais plutôt réfléchir à la manière de réduire notre dépendance à l’énergie dans les modes de faire », glisse Marius.


MAËLLE GALLIOT 22 ans, étudiante à VetAgroSup
« Les subventions de l’Europe représentent la moitié des revenus des agriculteurs, mais tout est contrôlé par les lobbies de l’agroindustrie. Ça ne les aide pas à avoir des systèmes résilients. »

Les énergéticiens, le loup dans la bergerie ?
« L’agriculteur est associé au projet pour que l’empiètement sur ses terres soit minime, plaide Mélanie Labranque d’Engie Green France. Il est dédommagé, si c’est le cas, en plus du loyer qu’il reçoit. Cela permet à des jeunes de s’installer. » Même si cela génère une certaine spéculation foncière… Son collègue, chef de projet chez Engie Bioz pour des unités de méthanisation « moyennes » (2 ha), évoque la réduction des coûts du transport des matières orga- niques, la récupération de digestat pour fertiliser les sols, ou la valorisation des cultures intermédiaires qui alimentent l’unité de méthanisation. Autant d’arguments qui laissent les jeunes sceptiques, à l’affût du greenwashing. Marius, lui, ne cache pas sa colère : « Les énergéticiens sont là pour vendre leur projet. Les méthaniseurs ont constamment besoin d’être alimentés. D’où une pression à produire de la matière végétale !»
Face aux autres témoins qui passent de table en table, la production d’énergie cristallise la même interrogation : « Quel est l’intérêt pour l’agriculteur ?» demandent les étudiants. « Tout ce qui vient en concurrence de la production de biomasse est un non-sens », rétorque Jean-Philippe Quérard, président de l’association Pour une agriculture du vivant. « Le foncier doit rester agricole », martèle de son côté Wladeck Podocki, coprésident de l’association Solidarité paysans 01-69. « Tout dépend de la vision de l’agriculteur, nourrir la planète ou gagner de l’argent… » résume Myriam Vallas, directrice du pôle bio Massif central. Intimidée, Valentine Heyraud reste en retrait. à 18 ans, elle vient tout juste de passer le bac. Ses parents ont un élevage bio d’une centaine de bovins allaitants, près de Thiers (Puy-de-Dôme), qu’elle aimerait diversifier avec des porcs.
« Il faut du terrain pour installer tout ça, et l’agriculteur a besoin de ses terres !» Puis elle se ravise : finalement, ses parents pourraient être intéressés par l’éolien. Mais elle craint le refus des habitants, « des urbains qui veulent de la nature en face d’eux, pas des éoliennes. On n’a pas du tout la même vision des choses », lâche-t-elle, regrettant qu’on demande si peu leur avis aux agriculteurs. « Les énergies, ce n’est pas notre domaine ! », tranche son camarade de BTS, Clément Férérol, chemise bleue bien repassée et allure d’entrepreneur. Son ambition à lui n’est pas de nourrir la planète, mais « de récolter les fruits de [son] travail ». Ses parents ont une petite exploitation de vaches laitières de race Salers. Il compte diversifier l’exploitation avec la production de fromages d’appellation d’origine protégée (AOP) Salers Tradition. « Je voudrais être plus indépendant et valoriser notre produit au maximum. »


CLÉMENT FÉRÉROL 18 ans, étudiant en BTS, fils d’éleveurs de vaches laitières de race Salers
« Sur un élevage traditionnel avec peu de mécanisation et pas d’intrants chimiques, les vaches ne sont pas un souci. »

Changer la PAC
Après le passage des témoins, les échanges tournent autour des menaces qui grondent et des opportunités à saisir. « Mettre tout le monde d’accord, c’est un vœu pieux ! » lance un étudiant désabusé. Pour Maëlle Galliot, étudiante à VetAgroSup, le problème, ce sont les exploitations-entreprises et leur monoculture de masse : « Il faudrait montrer à ces exploitants ce qu’ils pourraient gagner en confort de vie s’ils acceptaient des baisses de rendement de l’agroécologie. » C’est au niveau de la Politique agricole commune (PAC) qu’elle rêve d’agir en tant que députée européenne.
Quentin Bionnier voit l’entreprise comme une opportunité. à 18 ans, il a toujours eu la passion de la terre. Son père est à la tête de 156 ha de culture céréalière dans la plaine de Limagne, et la baisse de rendement n’est pas à son agenda. Quant au respect de l’environnement, il l’a vraiment en tête, mais « en plus de produire ». Il espère réduire les produits phytosanitaires et les engrais chimiques par de meilleures rotations et associations des cultures, mais « sans pour autant passer au bio ». Il compte poursuivre ses études pour approfondir ses connaissances et « avoir plus d’outils pour s’en sortir ». Car il en est certain, « on va trouver des solutions ». Clément estime, lui, être déjà vertueux. Il est persuadé que l’élevage en prairie, qui absorbe et stocke le CO2, suffit à compenser les émissions de gaz à effet de serre de ses ruminants. Un argument pourtant battu en brèche par les ONG…
« Les agriculteurs se voient porter la responsabilité d’une évolution et d’une adaptation qui les dépasse ! Or un agriculteur, comme n’importe quel Français, a besoin de vivre de son métier », décrypte Isabelle Plassais, directrice du lycée agricole de Marmilhat. Pour les jeunes ruraux de son établissement, « il n’est pas facile de prendre de la distance par rapport aux pratiques de leurs parents. Mais l’arrivée de la nouvelle génération, mieux formée, va permettre de les changer et de diversifier l’agriculture », prédit-elle.

Ce sont bien deux conceptions de l’agriculture qui se télescopent ici. « Les jeunes en reprise d’exploitation, souvent familiale, sont dans la continuité de l’existant, confirme Wladeck Potocki. Ils se questionnent sur l’adaptation au changement climatique avec des systèmes plus résilients. Le sens de leur travail, ils l’ont déjà, ils sont dans l’action contrairement à ceux qui s’engagent en dehors du cadre familial. Ceux-là visent des petites structures de production, en circuit court, mais sont en dehors des réalités. » Devant les étudiants, il insiste : « Les agriculteurs ont besoin d’empathie. Ils n’en peuvent plus de l’agribashing ! Pour réussir à les mobiliser, il faut sortir des visions caricaturales. Cela demande un apprivoisement mutuel. »


MORGANE SIMÉON 22 ans, étudiante à VetAgro Sup, fille de pharmaciens
« Certains agriculteurs vont toujours plus dans le productivisme, cernés par la robotique, avec des aides paradoxales qui les coincent dans un système administratif et libéral. Les autres essaient d’en sortir en produisant moins et mieux, mais avec des difficultés pour vendre leurs produits plus chers.
[Et il y a aussi] le racisme social. Etre agriculteur, pour beaucoup, c’est un métier sale, c’est vivre dans un désert culturel. Ma famille ne comprend pas que je préfère les bottes aux baskets blanches ! »

Le « racisme social »
Apprivoiser les ruraux, c’est justement le vœu de Morgane Siméon, 22 ans, formée par VetAgro Sup et fille de pharmaciens installés à Oyonnax (Ain). « J’ai beaucoup à apprendre », avoue-t-elle, embarrassée par ses racines urbaines. Son rêve ultime? S’installer dans une petite ferme, « avoir des vaches, des chèvres et du maraîchage ». Elle a effectué un stage dans une ferme de ce type en Ardèche: « Financièrement, c’était compliqué, mais les fermiers étaient heureux ! » Elle vit mal les guerres de tranchées qui sévissent dans le monde agricole, entre ceux coincés dans le productivisme et ceux défendant le « produire moins ». Sans compter le « racisme social ». A la lisière des deux mondes, la jeune transfuge n’a qu’une crainte: que les futurs voisins de sa ferme, qu’elle imagine « agriculteurs depuis des générations », la rejettent, alors qu’elle voudrait « juste apprendre à vivre comme eux ».


QUENTIN BIONNIER 18 ans, étudiant en BTS, fils d’un agriculteur propriétaire d’une exploitation céréalière de 156 ha
« Une exploitation, c’est avant tout une entreprise. Pour vivre au mieux
de ce métier, il faut savoir bien la gérer ! C’est pour ça que je fais ce BTS. »


A la mi-journée, les quatre équipes sont en effervescence. Ils s’inspirent dans leurs expériences respectives: écolieux, dérobotisation, fermes urbaines, coopératives d’autoconstruction, agroécologie… Et si la production d’énergie y est parfois évoquée, c’est sous la forme de petites unités intégrées qui contribuent à l’autosuffisance. Les idées fusent et la complicité s’installe entre les jeunes des différentes écoles. Une équipe opte pour la création d’un label Territoires en’Vie. Une seconde propose un concours départemental pour désigner les champions de la transition. La troisième imagine un jeu de plateau pour amener les parties prenantes à sortir des traditionnels rapports de force et s’entendre sur la création de structures écologiques et énergétiques utiles au territoire. Mais c’est la quatrième qui emporte l’adhésion du jury: l’organisation d’un festin annuel « Allez champs », avec habitants et agriculteurs. Objectif ? Favoriser la reconnaissance du travail agricole, créer du lien social et donner à comprendre le mode de vie des agriculteurs. Un repas qui serait préparé par les enfants des écoles, à partir de produits locaux. « Une fête de village, ça paraît basique, mais c’est en réalité très puissant pour éveiller des vocations et réacculturer les citoyens autour des enjeux agricoles ! » s’enthousiasme Jean-Philippe Quérard. Et lorsque le monde agricole est soutenu et reconnu, il peut avancer plus vite. Surtout s’il s’enrichit de l’apport de ces deux mondes : les enfants d’agriculteurs, très matures, et les néoruraux qui veulent bouger les lignes. « Il faut les aider à aller plus loin sans aliéner leurs rêves, pour qu’ils puissent, par leur biodiversité, influer sur le monde agricole », souligne Wladeck Potocki. Pour Maëlle, il est essentiel de « converger », car « le plus gros problème écologique reste l’individualisme ».

Adepte d’un journalisme de terrain, proche des gens, je mets en avant les initiatives qui fonctionnent. Spécialiste de la petite enfance, l’éducation et la jeunesse, c'est une façon de m’interroger sur l’espérance du monde.