Mort éthique pour Bœuf éthique

EN BREF
Le premier abattoir mobile français sillonne les routes de Bourgogne depuis un an, se déplaçant de ferme en ferme pour abattre les animaux. Si les obstacles sont nombreux, le système est vertueux. Il permet de donner la mort aux animaux dans la dignité et le respect, de préserver des conditions de travail décentes, et de mieux rémunérer les éleveurs.  

Reportage réalisé pour We Demain n°40 Janvier 2023

Maîtriser la façon dont ses bêtes sont tuées. Émilie Jeannin, éleveuse bio de vaches charolaises en rêvait. « A chaque fois que j’amenais mes bovins à l’abattoir, j’avais la boule au ventre », surtout depuis la diffusion des vidéos de L214, l’association de défense des animaux, qui en 2016 s’est infiltrée dans plusieurs abattoirs pour y dénoncer la maltraitance animale. « Si je ne peux pas abattre mes animaux dans de bonnes conditions, j’arrête l’élevage », s’est-elle jurée. Inspirée par la Suède, elle décide d’importer en France le concept d’abattoir mobile, mis en œuvre depuis 2015 par l’entreprise Hälsingestintan. L’objectif ? Abattre les bêtes sur les lieux d’exploitation, pour leur éviter de longues heures de transport et de stress, et permettre aux éleveurs de les accompagner dignement jusqu’à la mort. En 2016, l’éleveuse devient entrepreneuse. Elle créé le Bœuf éthique en Côte d’Or. Suivront cinq années de démarches auprès des autorités sanitaires (1) et des investisseurs avant d’abattre la première bête. 

Emilie Jeannin, face à l’un des 3 camions du Boeuf Ethique. Les camions doivent être alignés de manière très précise, ce qui nécessite une surface au sol importante.

A 9h30, ce 12 septembre 2022, elle campe, inquiète, au milieu de ses équipements installés la veille à quelques centaines de mètres de la ferme de Michel, un petit éleveur du sud de la Saône-et-Loire. Ce lundi, il a prévu de tuer quatre vaches et trois veaux. Rendez-vous avait été pris à 9h pour commencer l’abattage, mais l’équipe du Bœuf éthique, injoignable, n’est toujours pas arrivée. Ils sont pourtant partis deux heures plus tôt de Pouilly-en-Auxois (Côte d’Or), le siège de l’entreprise.

L’abattoir mobile trône au milieu d’une prairie roussie par la sécheresse. Deux semi-remorques flambant neufs reliés par une passerelle sont rangés côte à côte. Vu de l’extérieur, rien ne laisse deviner qu’il s’agit d’un abattoir. La « zone sale », se trouve dans le premier camion, qui se déplie en hauteur et largeur à l’aide de vérins : un espace pour contenir l’animal, l’étourdir, le saigner, puis le dépouiller de son cuir –– le sang et l’eau souillées étant récupérés et stockés dans une cuve. Une fois la viande mise à nue, la carcasse passe en « zone propre », via la passerelle, dans le second semi-remorque pour être éviscérée et fendue en deux, puis réfrigérée. Un troisième camion contient le reste du matériel. « Tous les process sont réfléchis. On doit appliquer les techniques et les gestes dans un ordre précis pour respecter les normes d’hygiène imposées par la réglementation européenne », insiste Emilie Jeannin.

Les véhicules ont été placés la veille, dans une prairie non loin de l’exploitation. Une heure trente est en général nécessaire pour installer l’abattoir.

Un cahier des charges stricte

Son modèle économique est simple : elle sélectionne les éleveurs de la région Bourgogne Franche-Comté d’après un cahier des charges stricte en matière de nourriture et de bien-être animal, et leur achète la viande au kilo de carcasse. Le Bœuf éthique se charge ensuite d’abattre la bête, et de vendre la viande directement aux restaurateurs, bouchers ou collectivités. En tout, l’entreprise emploie douze personnes. « Tout a été fait sur mesure. L’équipement a couté 1,5 millions d’euros. On a beaucoup emprunté. Maintenant, mes nuits sont courtes », glisse-t-elle. Du point de vue de l’impact environnemental, l’abattoir mobile consomme quatre fois moins d’eau et trois fois moins d’énergie fossile qu’un abattoir classique, révèle un rapport d’études d’AgroParisTech réalisé en 2020. Mais la guerre en Ukraine a fait exploser les prix, « mes prévisions volent en éclat pour tout : le carburant, le plastique, le prix du bœuf… » En mars 2022, elle achetait la viande aux éleveurs à 3,80 euros le kilo, soit 10% de plus que la cotation. En septembre, la cotation a grimpé à 5,80 euros. A l’autre bout de la chaîne, les clients acceptent de payer leur viande plus chère, mais jusqu’à quand ? Pour Luc Ory, à la tête du restaurant Saint Martin à Chapaize, en Saône-et-Loire, « on devrait tous connaitre l’âge de la bête, savoir ce qu’elle mange, comment elle a été tuée, insiste le restaurateur épris de circuits courts. Mais cela a un coût. On ne peut pas manger de l’entrecôte tous les jours. » « Je pourrais économiser 50 000 euros d’achat à l’année en proposant des viandes irlandaises à mes clients, témoigne de son côté Damien Duquesne, chef du restaurant 750g, à Paris, qui se fournit exclusivement au Bœuf éthique. Mais j’ai envie d’un monde qui change ! »

Que la viande soit crue ou cuite, Chef Damien ne tarit pas d’éloge.
Dans les frigos du restaurant 750g de Chef Damien, ce sont environ 100 kg de viande du Bœuf Éthique qui sont consommés chaque semaine.

La pression des industriels

Les retours enthousiastes de ses clients font tenir l’entrepreneuse. Car il faut bien l’admettre, « les débuts ont été difficiles ». L’entreprise suédoise, qui devait l’aider au démarrage, lui a d’abord fait faux bond. Puis ce sont les services vétérinaires qui durant quatre mois lui ont imposé une date limite de consommation beaucoup trop courte, faute de recul sur la qualité microbiologique de sa viande, ce qui l’a empêchée de vendre en quantités suffisantes. « On a fait de la Recherche et Développement en même temps qu’on montait l’entreprise. Techniquement, la viande est irréprochable ! » Des innovations qui inquiètent les poids lourds du secteur. Si la part de marché du Bœuf éthique est « infime », avec ses vingt tonnes équivalent carcasse par mois, « les abattoirs industriels tentent de nous nuire », dénonce la fondatrice. Rumeurs infondées sur la qualité de la viande, pressions pour les empêcher de déposer leurs déchets dans les centres habilités… « Avec nos 500 000 euros de subvention, on nous a même reproché de monopoliser les aides du plan de modernisation des abattoirs, doté de 115 millions d’euros ! » Sans compter les menaces d’animalistes, qui ont promis de tirer sur ses camions « à la kalash ». Depuis, l’adresse des éleveurs reste strictement confidentielle, et ses camions, vierges de toute inscription, pour rouler incognito.

A 9h30, l’équipe arrive enfin en voiture. « J’ai eu peur qu’il vous soit arrivé quelque chose sur la route ! » souffle Emilie Jeannin. A l’abattage, ils sont cinq. Un chauffeur, pour gérer l’intendance extérieure, Louis et Nicolas, deux opérateurs pour les interventions sur les carcasses, David, l’abatteur, et Clara, la responsable qualité. Avec ce système, « ce sont les hommes qui se déplacent et non les bêtes », fait remarquer Clara. C’est elle qui est chargée de vérifier le respect du bien-être animal, des procédures, et d’assurer la traçabilité de la viande. En moyenne, le Bœuf éthique parcourt 50 km par jour. « Bien moins que dans la filière traditionnelle, précise Emilie Jeannin, où les transports des animaux vivants sont de plus en plus nombreux. »

Sur les sept bêtes sélectionnées, seules les quatre premières vont monter dans sa remorque. Celles qui restent sur place meuglent de mécontentement.

C’est ce qu’a vécu Michel, l’éleveur, qui déboule dans la prairie en claudiquant. Son exploitation est petite. A peine 75 charolaises. Avant le Bœuf éthique, il avait affaire à des marchands qui transportaient ses animaux jusqu’à un centre d’allotement pour être triés. « Ensuite, les bêtes repartaient à nouveau vers l’abattoir, à plus de 150 km ! Ils ne s’occupaient pas de savoir si c’était une vache ou une chose ! » s’émeut l’éleveur. Un traitement si stressant pour les animaux qu’ils perdent plus de 10% de leur poids dans le transport.

Un veau a talonné, le sabot a percuté le genou de Nicolas. Il s’écroule en râlant.

Respecter l’animal

Cette fois-ci, les vaches de Michel n’auront que quelques centaines de mètres à faire. Rassurées par sa présence, elles montent docilement dans la bétaillère. A côté des camions, les barrières ont été installées et forment un couloir de dix mètres qui mène au piège. « Ici, il n’y a pas cette perpétuelle odeur de sang qui inquiète les animaux. Comme les vaches voient l’éleveur jusqu’au dernier moment, elles restent calmes » explique Clara qui a travaillé dans un abattoir industriel en Haute-Loire. Depuis qu’elle a changé de région pour rejoindre le Bœuf éthique, elle apprécie la différence de traitement des animaux, mais aussi les conditions de travail. Là où un abattoir industriel peut tuer jusqu’à quatre-vingts bovins à l’heure, le Bœuf éthique, lui, en abat sept à huit par jour. David, l’abatteur, a vécu cette cadence infernale chez Bigard, le leader du secteur en France. « En tant qu’homme, ici, on est mieux traité », glisse-t-il. Il raconte les levers à trois heures du matin, les gestes répétés à l’infini, les douleurs dans les bras et le dos, la sirène qui retentit toutes les trois minutes, à chaque nouvelle carcasse qui arrive sur la chaine, et qui provoque des acouphènes après le travail. Il se souvient des cauchemars, la nuit, de cette impression de n’être qu’une « extension des machines ».  « C’est une petite fierté que de travailler pour le premier abattoir mobile, sourit-il. Mon métier est atypique, mais je sais que je respecte l’animal. »

David, l’abatteur, essaie de rester discret pour que la bête ne voit personne au bout du corridor. Cela pourrait l’effrayer. Il doit être pourtant vigilant afin de refermer la porte rapidement derrière la vache.

Anesthésier le centre de la conscience

L’endroit où la bête est tuée est appelée « la zone sale », à l’opposé du laboratoire, un mètre au dessus.

A 10 heures, la vétérinaire, qui est présente à chaque abattage, règle les dernières formalités avec Clara. La première vache s’engage dans le couloir sans résistance. La porte du piège se referme. D’un geste précis, David étourdit la bête à l’aide du matador, un pistolet d’abattage. « Le centre la conscience de la douleur est anesthésié. Elle ne sent plus rien », explique Emilie Jeannin. La vétérinaire vérifie que c’est bien le cas, et dans la minute qui suit, la vache est suspendue par les pattes et saignée. « L’éleveur est certain que son bétail est abattu sans douleur, insiste-t-elle. Dans les abattoirs qui pratiquent l’abattage rituel, les animaux peuvent être égorgés à vif, sans qu’il ne soit prévenu à l‘avance. Je ne connais pas d’éleveur insensible à ça. » La France autorise en effet une dérogation à l’obligation d’étourdissement dans le cadre de l’abattage rituel. Une pratique qui n’est pas négligeable, puisque selon un rapport du ministère de l’agriculture, publié en 2019, ce dernier représentait 14 % du marché des bovins.

L’équipe va faire son possible pour séparer la mère de son petit, en vain.
Très rapidement, l’animal est soulevé et saigné. Il n’y a presque pas de mouvement réflexe.
David a fini son travail en zone sale. C’est maintenant à Nicolas d’écorcher l’animal (« l’habillage ») puis d’éviscérer et de couper la carcasse.
Les carcasses et les abats seront maintenus dans le camion frigorifique à moins 7°C. C’est dans ce camion que ce trouve le groupe électrogène qui fournit toute l’énergie à l’ensemble de la chaîne.

Une heure plus tard, la deuxième vache s’engage dans le couloir, talonnée par son veau. L’opération se complique. Malgré la présence de l’éleveur, l’animal se cambre sur ses pattes avant, refuse d’aller plus loin, puis retourne se réfugier dans la bétaillère pour protéger son petit. Toute l’équipe s’y met. Nicolas se glisse à l’intérieur tandis que deux autres encouragent la vache depuis l’extérieur. D’abord avec des tapes sur l’arrière-train, puis en la poussant légèrement à l’aide d’un bâton, enfin, avec un aiguillon électrique, « utilisé en dernier recours » pour la faire avancer, précise David. Les autres bêtes s’agitent. Nicolas reçoit un premier coup dans la cuisse, puis, dix minutes plus tard, un second dans le genou. Il s’extirpe de là en jurant, le visage grimaçant de douleur, suant à grosses gouttes. Au bout d’une heure et demie, après cinq tentatives infructueuses, l’équipe décide de reprendre le lendemain. « Si on veut être éthique, il ne faut pas d’acharnement. Il arrive que les animaux gagnent… » conclut David. Pour Émilie Jeannin, cela signifie revoir tout le planning. « Ce soir j’étais censée avoir sept carcasses refroidies en boucherie, et conduire les camions à la prochaine ferme… Il va falloir s’adapter », soupire-t-elle. La condition pour rester éthique…

(1) L’expérimentation des unités mobiles d’abattage est autorisée par un décret d’avril 2019, en application de la loi Egalim du 30 octobre 2018.  Depuis, d’autres projets sont à l’étude, comme dans le Lubéron ou en Dordogne.

Adepte d’un journalisme de terrain, proche des gens, je mets en avant les initiatives qui fonctionnent. Spécialiste de la petite enfance, l’éducation et la jeunesse, c'est une façon de m’interroger sur l’espérance du monde.