Écrans avant trois ans : plus jamais !

En Bref
La surexposition des tout-petits aux smartphones, tablettes et télés nuit gravement à leur développement. Nous avons enquêté auprès de familles qui l’ont appris à leurs dépens, et de médecins et associations qui lancent l’alerte. La solution ? Réapprendre à jouer avec ses enfants. Des associations s’emploient à redonner ce goût aux parents accros à leur smartphones, avec l’aide d’ambassadeurs, car en la matière, rien ne vaut l’exemple par les pairs. 

Paru dans WeDemain, juin 2020.

Confinement, jour 10. Malika tient bon. Même enfermée dans son trois pièces à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), il n’est toujours pas question, coronavirus ou pas, qu’elle laisse ses enfants de 2, 4 et 9 ans devant un écran. La seule exception consentie depuis le 16 mars, c’est pour les rendez-vous quotidiens que la maîtresse de son fils organise face caméra. Cette jeune Marocaine élève seule ses enfants, et se méfie comme de la peste de la fascination que les écrans provoquent chez les tout-petits, surtout depuis qu’on leur glisse entre les mains tablettes et smartphones pour les distraire ou les instruire.

«Abdelkader n’aura un smartphone que lorsqu’il en comprendra tous les dangers », jure-t-elle aujourd’hui. C’est que son fils aîné revient de loin. Elle l’avoue, non sans culpabilité, « la télévision l’a rendu malade ». Culpabilité de ne pas avoir su plus tôt. De ne pas s’être rendu compte que l’appartement était bien trop calme, « sans vie » dit-elle, tant l’écran avait occulté les rires, les jeux, le chahut. Une habitude prise durant quatre années passées dans un hôtel social, seule avec son fils. À cette époque, pour s’en sortir et travailler, elle le confie à une nounou…. qui elle aussi plante régulière- ment les enfants qu’elle garde devant la télé, sans que personne n’y trouve à redire.

La première alerte sur l’état de santé de son fils, Malika la reçoit quand il entre à la maternelle, en 2013. À l’école, les signalements se multiplient. Abdelkader a poussé un enfant, Abdelkader court dans les toilettes, Abdelkader ne se tient pas tranquille…. Malika voit le psychologue de l’école et consulte le Centre médico-psychologique de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), où elle réside à ce moment-là. «Jamais personne ne me parle des écrans. Pourtant, mon fils s’exprimait bizarrement, comme ses personnages de dessins animés préférés, il avait du mal à se faire des copains…», analyse-t-elle après coup. En 2015, l’école finit par requérir une auxiliaire de vie scolaire pour accompagner son fils, qui présente des troubles du comportement et un déficit de l’attention. Malika ne sait ni lire, ni écrire le français. « J’étais perdue », confie-t-elle. Jusqu’en 2017, où tout s’éclaire lorsque sa sœur partage avec elle une vidéo du docteur Anne-Lise Ducanda. Cette médecin de la Protection maternelle et infantile (PMI) est submergée de cas d’enfants présentant des troubles du comportement ou des retards de développement de plus en plus graves, dès l’école maternelle. Et dans neuf cas sur dix, ils sont exposés plus de quatre heures par jour aux écrans, que ce soit la télévision, en arrière-plan ou non, les téléphones ou les tablettes.

RETARD DE LANGAGE

C’est lors d’un examen médical à l’hôpital qu’Hakima, une autre maman, découvre la magie du smartphone pour calmer son fils d’un an. L’effet est immédiat. « Je n’avais jamais eu l’idée avant », admet-elle. Dès lors, elle prend l’habitude de lui laisser l’appareil pour l’occuper. « Quand il était devant, Nino [le prénom a été changé] était calme, attentif, je me disais qu’il apprenait… » Son mari travaille de longues heures sur les chantiers. La télévision est allumée en permanence. «Je me sentais seule», souffle-t-elle. Les mois passent, et Nino, bercé par le ronron du téléviseur, ne prononce toujours pas ses premiers mots. « Chacun son rythme », rassure le pédiatre. Mais, à la halte-garderie, les professionnels s’inquiètent. L’enfant ne répond pas à son prénom, évite les regards. L’écran n’est toujours pas évoqué. Sa prise de conscience, Hakima s’en souvient comme d’une gifle. «Nous sommes chez le médecin. Nino fait une énorme crise quand je lui retire le téléphone. Le médecin m’alerte. Je réalise alors que nous l’avons exposé aux écrans depuis sa naissance.» À 3 ans, Nino ne parvient ni à sauter à pieds joints ni à frapper dans un ballon, et accuse un retard de langage. Hakima décide de tout débrancher. Jointe par téléphone pendant le confinement, elle admet à demi-mot qu’il est difficile de tenir cette position radicale. « On est fatigués, inquiets, à un moment donné, on a besoin de se poser, de s’informer…» Elle ne renonce pas à ses résolutions, mais accorde un peu de souplesse en ces temps exceptionnels. Ces deux cas sont loin d’être isolés.

«Je ne fais plus le métier pour lequel j’ai été formée il y a vingt ans, s’alarme Carole Vanhoutte, orthophoniste. Avant, les médecins n’orientaient pas les enfants vers moi aussi tôt. Aujourd’hui, je reçois des petits de trois ans massivement exposés aux écrans et qui ne parlent pas.» Toutes les couches sociales sont concernées. Quand les premiers mots que l’enfant prononce sont en anglais, alors que la famille ne parle pas cette langue, c’est pour elle «terrifiant ». « Pour certains parents qui sont dans l’hyper performance, les applications dites “éducatives” sont proposées le plus tôt possible, explique-t-elle. Ils pensent que ça va rendre leur enfant intelligent, alors qu’il a besoin de l’adulte pour mettre du sens et faire des liens avec le monde qui l’entoure.»

Les études d’usage le confirment : l’exposition précoce est massive. Aux États-Unis, les enfants âgés de 0 à 2 ans passent 42 minutes par jour devant un écran, d’après l’enquête de Common Sense Media menée en 2017. En France, 68 % des enfants de 2 ans regardaient quotidiennement la télévision en 2013, 28 % jouaient sur un ordinateur ou une tablette 1 à 2 fois par semaine, et 10 % quotidiennement sur un smartphone, d’après les résultats de l’étude de la cohorte Elfe portant sur 13 300 familles. La seule étude d’ampleur qui existe aujourd’hui en France, mais dont les résultats sont déjà obsolètes, comme le regrettent les cliniciens de terrain… «Ce n’est sans doute pas un hasard, si on considère le coût élevé de ce genre d’investigation et le peu d’intérêt que semblent accorder à cette question nos agences de financement », dénonce Michel Desmurget dans La Fabrique du crétin digital (Seuil, 2019).

Quel est l’impact véritable d’une telle exposition précoce ? Là encore, la littérature scientifique est essentiellement nord-américaine, et abondante, surtout sur la télévision. La recherche ne s’intéresse aux smartphones que depuis 2016 et plus récemment encore aux tablettes. Elle montre une incidence sur l’obésité, le sommeil, le langage et le développement psychomoteur, l’attention et les capacités d’empathie. Surtout, à cet âge, les minutes volées par les écrans privent les enfants d’interactions sociales et langagières, d’explorations sensorimotrices cruciales pour leur développement. « Chez l’enfant de moins de deux ans, tout contenu télévisuel (éducatif ou non) est associé à des conséquences développementales négatives», conclut le Haut Conseil de la santé publique dans son rapport de janvier 2020 sur les effets de l’exposition des enfants et des jeunes aux écrans. «Chaque minute compte!» plaide Anne-Lise Ducanda, qui en a fait son combat. Très active au sein du Collectif surexposition aux écrans (Cose) qu’elle a cofondé, elle réclame aux pouvoirs publics des campagnes de prévention massives. Daniel Marcelli, président de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, parle lui d’un trouble neuro-développemental nouveau, celui de l’exposition précoce et excessive aux écrans (EPEE).

La solution parait pourtant simple. «En cas de forte exposition aux écrans, si les parents parviennent à tout arrêter, en quinze jours, l’enfant n’est déjà plus le même ! », témoigne Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre en Seine-Saint-Denis et membre de Cose. Nino, grâce à la rééducation, a rattrapé ses retards. Abdelkader va lui aussi beaucoup mieux, même s’il a encore du mal à se concentrer et à écrire. Quant à leurs sœurs, nées après la prise de conscience de leur mère, elles présentent un développement normal.

DES SCÈNES GLAÇANTES

Mais cela demande aux adultes de lâcher leur propre écran. Le médecin rapporte des scènes glaçantes, où les mères pour faire tourner la tête du nouveau-né vers le sein, se posent un smartphone sur l’épaule… ou sur le front pour faire manger les plus grands sans rechigner. « Avec un smartphone, c’est un “oui” obligatoire! Il n’y a plus de jeu ni d’apprentissage de la négociation, déplore Marie-Claude Bossière. Quand le parent donne un écran à l’enfant qui crie en public, c’est pour le faire disparaître, comme si la société ne pouvait plus supporter la jeunesse, les cris, les jeux. » Le philosophe Bernard Stiegler parle lui de « prolétarisation » des parents. « Les modes de transmission des savoirs, notamment du maternage, ont été anéantis, explique-t-il. Certes, sur internet, on donne de l’information, mais c’est d’un savoir transmis par un processus d’identification dont les parents ont besoin. La cellule familiale ayant été atomisée, la relation est aujourd’hui prise en otage par les écrans. »

Comment aider les familles à s’en sortir ? Les professionnels constatent l’inefficacité d’un discours culpabilisant qui peut provoquer angoisse, voire déni, lorsque les parents sont eux-mêmes très accros aux écrans. Et s’il s’agissait tout simplement de réapprendre à jouer avec ses enfants ? La solution est explorée par plusieurs projets. Des orthophonistes ont fondé l’association « Joue, pense, parle » pour informer de l’importance vitale du jeu libre sur le développement des capacités de l’enfant. «Nous restons dans le concret. Grâce au jeu, les parents parlent à leur enfant, l’observent. Le petit manipule de vrais objets. Surtout, on peut jouer avec tout et n’importe quoi ! », explique Elsa Job-Pigeard, orthophoniste et cofondatrice de l’association. Avec eux, la ville de Bondy (Seine-Saint-Denis) organise des ateliers pour inciter les familles à jouer, toutes générations confondues. « Les personnes âgées ont raconté leurs jeux d’enfants, les familles ont appris à en fabriquer », rapporte-t-elle. Prochaine action : déposer toutes sortes d’objets colorés dans les salles d’attente accueillant enfants et parents, pour inciter les petits aux jeux libres et montrer aux parents qu’on peut faire patienter l’enfant autrement que devant un écran.

Le jeu, c’est ce qui a sorti Malika de l’emprise de la télé, désormais recouverte d’un pan de tissu la plupart du temps. « Quand il est là, c’est le signal. Les enfants savent que ce n’est pas la peine d’insister », dit-elle. À la place, elle a rempli des caisses de cubes, puzzles et toutes sortes de jouets qui incitent à la manipulation. « Le mercredi, je joue avec eux. Je fais le ménage quand ils ne sont pas là ! Maintenant, on chante, on chahute. » Les caisses sont régulièrement déversées au milieu du salon dans un grand bazar salutaire. Malika adore aussi prendre des livres imagés pour raconter des histoires à ses enfants, qui restent suspendus à ses lèvres.

Cette métamorphose ne s’est pas faite seule. C’est une affiche montrant des mères qui jouent avec leurs enfants qui a amené Malika à pousser la porte du local de Coparenf, une association de soutien à la parentalité de La Courneuve. « Malika est une référence ! Elle incarne notre démarche de lutte contre les écrans en mêlant jeux, livres et complicité parentale », se réjouit la présidente Prisque Nkuni.

Tous les mercredis, la journaliste Gaëlle Guernalec-Levy intervient auprès de l’association. À travers le jeu, elle travaille avec mères et enfants sur les compétences psychosociales et la régulation des émotions. « Je souligne tous ces instants précieux où elles sont en interaction avec leur bébé, des moments d’attention conjointe. » Avec une psychologue, Gaëlle Guernalec- Levy a fondé l’association Papoto pour rendre accessibles à tous les parents les découvertes scientifiques sur le développement du bébé. Dans des vidéos courtes, traduites dans plusieurs langues, elle insiste sur l’importance de parler à son bébé, de lui sourire, ou de proposer des jeux pour favoriser son développement.

À Saint-Denis, l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou, dirigé par Bernard Stiegler, mène une recherche-action sur le sujet. Les professionnels du centre de PMI Sémard y réfléchissent, avec chercheurs et médecins, à de nouvelles pratiques thérapeutiques pour faire face à la nocivité des écrans. Ils construisent une «clinique contributive » avec les habitants. Hakima, qui fait partie des parents « ambassadeurs », y intervient deux fois par mois pour guider d’autres familles. « Nous transformons en savoir la souffrance. Les mères de famille deviennent des transmetteurs », explique le philosophe, qui veut créer des « coopératives de savoir» pour nouer un rapport plus réfléchi à ces technologies. Une tâche ardue, admet Hakima : « Cela interroge la propre dépendance des adultes. Il n’y a pas plus simple que de donner un smartphone à un enfant pour retrouver de la tranquillité ! »

Dans son entourage, cette mère rencontre de la résistance. «On me dit qu’on ne peut pas vivre coupés du monde ! À ces parents, je réponds : “Jouez! C’est extraordinaire ! C’est ce qu’on peut offrir de mieux à nos enfants!”» Pour l’instant, seules cinq à dix mères assistent régulièrement aux ateliers. Cela n’inquiète pas Marie-Claude Bossière, qui pilote cette recherche : « Cela prend du temps de constituer un groupe. » L’espoir étant qu’à terme, ce savoir se transmette de parent à parent. À La Courneuve, le confinement semble avoir accéléré le processus. L’association Coparenf a prêté aux mamans toutes sortes de jeux à ramener chez elles. Depuis, chaque jour, elles s’encouragent s’entraident sur Whatsapp, pour tenir bon.

Adepte d’un journalisme de terrain, proche des gens, je mets en avant les initiatives qui fonctionnent. Spécialiste de la petite enfance, l’éducation et la jeunesse, c'est une façon de m’interroger sur l’espérance du monde.