Ziad Abichaker, le recycleur du Liban

En Bref
Au Liban, les décharges à ciel ouvert débordent régulièrement. Le tri est sommaire : effectué le plus souvent à la main par des personnes qui revendent ensuite le plastique au kilo, de façon informelle. Ziad Abichaker est l’entrepreneur libanais qui gère l’unique centre de tri du pays. Pour lui, tout se récupère, surtout le plastique. Dans son usine de recherche et développement, il s’en sert pour fabriquer des bacs à compost ou encore des structures pour panneaux solaires. Obstinément, il poursuit un objectif “zéro déchet” dans un pays où la gestion des ordures pâtit de la corruption.

Parution dans WE Demain Février 2022

Depuis plus de 20 ans, cette entrepreneur libanais développe des solutions de recyclage et de compostage des déchets, dans un pays où la plupart des poubelles atterrissent dans des décharges en plein air. Ziad Abichaker slalome entre les blocages administratifs et politiques, la corruption endémique et la crise économique pour maintenir son entreprise d’économie circulaire en vie.

Ziad Abi Chaker, est très présent dans son usine. C’est le terrain de jeu préféré de cet ingénieur prolifique.

La poignée de la porte d’entrée de son bureau est une boule de billard. Sa verrière est faite de bouteilles d’eau dont la date de péremption était dépassée et qu’il a tout de même bues. Tout est réutilisable, c’est ce que veut prouver Ziad Abichaker, PDG de l’entreprise de recyclage Cedar Environmental. Assis derrière son bureau situé à Beyrouth, la capitale du Liban, ce grand homme perpétuellement en t-shirt gère ses activités : un centre de tri de déchets municipal, une usine où sont transformés des plastiques difficilement recyclables, et d’où sortent des chassis de panneau solaire ou encore des potagers verticaux pour faire pousser des salades.


« Ma philosophie, c’est le zéro déchet jeté dans nos décharges », explique le chef d’entreprise de Cedar Environmental, qui détient trois diplômes en ingénierie décrochés aux Etats-Unis. Son entreprise poursuit cet objectif titanesque depuis 1999.
Le Liban pourrait difficilement s’en éloigner davantage : dans la région de Beyrouth et du Mont-Liban, où sont situés le bureau et le centre de recherche et développement de Ziad Abichaker, la grande majorité des déchets atterrit dans des décharges à ciel ouvert, sans cesse sur le point de déborder. Ces décharges sont fréquemment installées sur la côte, et relâchent des substances toxiques comme de l’ammonium ou des particules fines contenant des métaux lourds. Le pays compte aussi plus d’un millier de décharges sauvages.

Des soucis de gouvernance, d’infrastructures et de corruption

Le recyclage et le compostage restent marginaux : seuls 15% des déchets de Beyrouth sont réutilisés d’une façon ou d’une autre, estime UN-Habitat, l’agence des Nations Unies en charge de la gestion des déchets.
Comme tant d’autres services de base au Liban, tels que l’accès des habitants à l’électricité et à l’eau, le problème de la gestion des déchets puise ses racines dans des problèmes de gouvernance, d’infrastructures, mais aussi par une prise de conscience encore insuffisante au sein de la population et des institutions, diagnostique Elie Mansour, spécialiste des déchets à UN-Habitat. « La gestion des déchets pâtit aussi de la corruption : il n’y a pas de transparence sur la commande publique, ce sont toujours les mêmes sous-traitants qui remportent les appels d’offre… et cela crée des crises depuis les années 1990 ! » déplore-t-il.
La dernière en date a eu lieu en 2015. Beyrouth et de nombreuses régions du Liban sont alors ensevelies sous leurs ordures ménagères pendant des mois.

Un projet-pilote dans une ville de montagne

« Toute crise est une opportunité », a l’habitude de répéter Ziad Abichaker. C’est lors de celle-ci qu’il se glisse dans les failles du système. Le pouvoir central libanais a retiré la compétence de la gestion des ordures ménagères aux municipalités. Mais en septembre 2016, à la faveur d’un vide juridique de quelques mois dans une ville moyenne de montagne appelée Beit Méry, Ziad Abichaker décroche son premier contrat, lui permettant de confronter son projet de zéro déchet à la réalité.
« Je n’étais pas satisfait de la prestation de Sukleen, la société chargée de collecter les déchets, qui se contentait de les jeter près de la rivière qui traverse notre village. Ils ne recyclaient rien, ne compostaient rien », se souvient Roy Abou Chedid, le maire de Beit Méry. Une fois élu, il appelle l’homme d’affaires, qui installe une usine de tri des déchets et de compost sur le site de l’ancienne décharge. Dans la ville qui compte entre 13 000 et 17 000 habitants selon la saison, pas un papier ne traîne par terre et aucune benne à ordure ne déborde, une image rare au Liban.
« Ziad Abichaker fait le boulot le plus convaincant au Liban compte-tenu de la situation », constate Roy Abou Chedid. « Cependant son activité ne remplit pas mes critères de zéro déchet, et ne permet pas de traiter plus de 25 ou 30 tonnes de déchets par jour. Je voudrais travailler selon des standards européens sur un projet plus gros, où les déchets de plusieurs municipalités seraient gérés au même endroit. » Ce projet-là est au point mort, stoppé par la multitude de crises qui frappent le Liban depuis 2019.

La chaine de tri, permet de valoriser différents types de matières.

Surmonter les obstacles politiques

« J’évolue dans un cadre législatif bousillé et hyper corrompu », rappelle Ziad Abichaker. Celui-ci cause beaucoup de difficultés à son entreprise : entre janvier et juin, il n’a pas perçu une seule livre libanaise, la monnaie locale, de la part de la municipalité de Beit Méry.
Ni la mauvaise volonté de la mairie ni la féroce crise économique, qui a occasionné 174% d’inflation entre octobre 2020 et 2021, ne sont en cause. Roy Abou Chedid a affronté un parcours du combattant pour permettre à Ziad Abichaker d’opérer : le ministère de l’Environnement, dont il avait besoin de la permission, a accueilli sa demande de gestion des déchets à l’échelle municipale avec scepticisme. Le maire trouve alors le moyen de faire valoir sa demande directement auprès du Premier ministre pour enfin obtenir un feu vert.
Problème : la municipalité doit obtenir le renouvellement de cette autorisation tous les six mois. « L’année dernière, le ministre de l’Environnement ne venait pas au ministère. Nous avons dû démontrer aux autorités administratives que nous devions nous passer de son autorisation car le ministre était absent. »

Ajuster ses ambitions à la crise économique

Dans ce pays qui s’est effondré, Ziad Abichaker ralentit les nouveaux projets mais garde le cap. Sa priorité est de sauver les 52 emplois de son entreprise. Il constate aussi que la crise lui “donne raison sur l’intérêt de l’économie circulaire. Les agriculteurs n’ont plus l’argent pour importer des pesticides ou du compost étranger : la demande de compost a explosé, je ne peux pas suivre. » Il continue aussi d’innover en s’adaptant aux nouvelles problématiques du pays. La dernière en date ? Fabriquer des plaques d’égouts en plastique, qu’il installe dans les alentours de son bureau. La crise économique a entraîné le vol de nombreuses plaques d’égoût en métal. Or les trous laissés dans la voirie sont très dangereux pour les voitures et les piétons.
Beaucoup de Libanais, découragés par la crise économique et l’impasse politique, quittent leur pays. Pas Ziad Abichaker, qui a été sollicité par un parti politique pour se présenter aux élections du printemps 2022. Il étudie la proposition car « pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien », confie-t-il, citant le philosophe et économiste irlandais Edmund Burke.

Ziad Abi Chaker, "le roi des poubelles". Ingénieur multitalents qui a décidé de valoriser les déchets du Liban.
Ziad Abi Chaker, « le roi des poubelles ». Ingénieur multitalents qui a décidé de valoriser les déchets du Liban. Dans son bureau de Beyrouth, chez Cedar Environmental.
Je m’intéresse aux sujets de société en France et à l’étranger, ainsi qu’à la fabrique des politiques publiques. Je suis une geek du Journal officiel mais j’aime aussi recueillir de longs témoignages.