En Bref
Depuis le début de la guerre en Syrie, en 2022, de nombreux syriens ont trouvé refuge au Liban, où l’état ne leur accorde pas de statut de réfugié. De nombreuses initiatives existent pour scolariser les enfants, mais à Chatila, un ancien camp de réfugiés palestinien, certains d’entre eux semblent passer à travers les mailles du filet : les adolescents déscolarisés pendant des années. C’est eux que le projet Al Sama cible. Pour les ramener vers l’école, elle utilise des méthodes pédagogiques innovantes : yoga, implication forte des parents mais aussi… entraînements de cricket. Après quelques années, les jeunes savent lire, écrire, et ils ont repris leur équilibre. L’école est débordée par la demande des familles, à laquelle elle n’a pas assez de moyens pour répondre. Des enfants syriens au Liban ont adopté ce sport, qui n’est pas traditionnellement pratiqué dans le monde arabe, dans le cadre d’un projet éducatif.
Publié sur Al Jazeera en novembre 2022
Nabil Khalaf fait des allers-retours en courant sur un sol irrégulier, entre une voiture accidentée et une baignoire abandonnée, une batte à la main, dans les ruelles du camp de réfugiés de Chatila.
Ce jeune homme de 15 ans est un réfugié syrien qui vit aujourd’hui à Chatila, un camp situé dans le sud de Beyrouth qui a toujours abrité des réfugiés palestiniens. Dans le camp, tout est rare : l’espace, l’eau, l’électricité, la sécurité et l’éducation.
« Avant, j’étais une personne colérique, qui ne pouvait pas contrôler ses sentiments », raconte Nabil Khalaf à Al Jazeera, expliquant qu’il avait pour habitude de rester à la maison, loin de l’école, ses parents ayant peur s’il s’aventurait dans les rues de Shatila.
Mais aujourd’hui, Nabil a changé, notamment grâce au sport qu’il a choisi : le cricket.
Khalaf a été initié à ce sport par le projet Alsama, qui scolarise 200 réfugiés syriens à Chatila. Son programme unique couvre les mathématiques, l’arabe, l’anglais et six heures de cricket par semaine.
Qadria Hussien, responsable des opérations d’Alsama au Liban, estime que les entraînements de cricket apportent aux adolescents un « soutien en matière de santé mentale », ainsi qu’une structure « qui n’existe pas dans le camp ».
« Le cricket a changé ma vie », constate Nabil Khalaf, souriant. Après trois ans de pratique, il se sent désormais « heureux et vivant » lorsqu’il joue.
Traumatisme
Selon Qadria Hussien, le cricket, qui fait partie du programme depuis 2018, est devenu pour Alsama un outil pour enseigner aux élèves l’importance de faire « les efforts nécessaires pour réussir, ce qui aide [les enfants] à étudier sérieusement ».
Jusqu’à 1,5 million de réfugiés syriens vivent au Liban, et beaucoup d’entre eux sont confrontés à une pauvreté extrême et à la discrimination, le gouvernement ayant récemment commencé ce qu’il appelle un « rapatriement volontaire », encourageant activement les réfugiés à retourner en Syrie. Seuls 24 % des réfugiés syriens âgés de 15 à 19 ans étaient inscrits à l’école ou à l’université en 2021, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).
Qadria Hussien est elle-même réfugiée et syrienne, arrivée au Liban avec cinq enfants qu’elle a scolarisés à domicile pour assurer la poursuite de leur éducation. Elle a donc intimement conscience des obstacles que rencontre sa communauté, et des diverses expériences traumatisantes que les enfants ont pu vivre : violences liées à la guerre en Syrie, au statut de réfugié au Liban. De nombreux élèves travaillaient avant d’intégrer Al Sama.
Après deux ans passés sur les bancs de cette école, Nabil Khalaf sait maintenant lire et écrire. Il souligne que le cricket a également contribué à sa capacité à s’exprimer « et à communiquer davantage avec les gens ».
Le cricket lui a également donné plus de responsabilités : Nabil Khalaf est maintenant l’assistant de Mohammed Khier, l’entraîneur principal de l’équipe de cricket.
Construire la continuité
Mohammed Khier est l’un des piliers du trio éclectique qui a fondé Alsama. Il a rencontré Qadria Hussien et Meike Ziervogel, une éditrice allemande qui vit au Liban et actuelle PDG, en 2018. Tous trois étaient impliqués dans l’une des nombreuses ONG que compte Chatila. C’est le mari de Meike Ziervogel, partenaire du cabinet international de conseil en gestion McKinsey, qui fait découvrir son amour du cricket au camp. Née de cette amitié naissante, l’ONG s’est rapidement professionnalisée, Meike Ziervogel utilisant ses fonds privés pour lancer le projet Alsama.
L’équipe a évalué les programmes et l’enseignement, avec pour objectif de faire passer aux élèves le brevet libanais, dans trois à cinq ans.
Le succès rencontré à Chatila a conduit Al Sama a voir plus grand : une deuxième école à Burj al-Barajneh, un autre camp de réfugiés situé dans le sud de Beyrouth, et scolarisant 200 adolescents supplémentaires. Aider les Syriens à s’aider eux mêmes, c’est l’une des façons de procéder d’Al Sama : l’ONG veut donner aux jeunes Syriens les compétences nécessaires non seulement pour avoir une vie meilleure au Liban, mais aussi pour reconstruire la Syrie quand ils pourront y retourner en toute sécurité.
Changer les mentalités, Alsama a dû relever quelques défis : enseigner aux garçons et aux filles, et particulièrement les faire jouer au cricket ensemble, a d’abord suscité des réactions négatives de la part des parents et de la communauté au sens large. « Au début, nos élèves ne se respectaient pas les uns les autres », se souvient Mohammed Khier. « Nous leur avons enseigné le respect et avons établi des règles ».Aujourd’hui, les entraînements se déroulent sans problème : les élèves qui ont réussi l’examen d’assistant coach dirigent les échauffements, les joueurs se tournent vers l’entraîneur en cas de litige et les filles et les garçons jouent les uns à côté des autres avec bonheur.
« Désormais, mon meilleur ami est un garçon », dit Maram. Comme Nabil Khalaf, Maram a 15 ans, et est étudiante à Alsama depuis deux ans. Elle a été parmi les premiers à recevoir une formation au cricket, il y a trois ans.
« Au début, ma famille ne voulait pas que je joue avec des garçons, mais professeure Qadria leur a dit que je ne serais pas blessée », se rappelle Maram, qui est également assistante coach, dans son anglais désormais courant – une langue qu’elle n’a commencé à apprendre que neuf mois plus tôt. « Au cricket, je suis dans un autre monde », partage Maram, dont la scolarité avait été interrompue entre 6 et 11 ans. Elle confie également volontiers qu’Al Sama l’a aidée à échapper au mariage, ses parents ayant décidé de la marier quand elle avait 12 ans. Au Liban, 40,5 % des réfugiées syriennes âgées de 20 à 24 ans déclaraient avoir été mariées avant l’âge de 18 ans, selon une enquête des Nations unies. « Qadria a dit à mes parents que j’étais trop jeune », se souvient Maram. « Mon père a accepté de retarder le mariage jusqu’à mes 16 ans, mais elle a dit que je devais épouser qui je voulais quand je voulais. J’étais aux anges ». “L’annulation de la décision des parents a nécessité huit mois d’efforts concertés”, se rappelle Qadria Hussien. Sa récompense ? Elle regarde Maram courir sur le terrain de cricket, en pratiquant son sport préféré.